
Lorsqu’un individu subit un traumatisme, il ne porte pas seulement le poids de sa propre souffrance, il peut aussi, inconsciemment, la transmettre à ses descendants. Comment une douleur non exprimée peut-elle traverser les générations ? Pourquoi certains enfants portent-ils un fardeau émotionnel sans explication apparente ? Pourquoi ressentent-ils une angoisse diffuse, une tristesse qui semble venir d’ailleurs, comme si leur propre histoire était hantée par un passé qu’ils n’ont jamais vécu ?
Les traumatismes intergénérationnels sont ces blessures silencieuses qui se transmettent de génération en génération, façonnant des existences sans que l’on en comprenne toujours l’origine. Mais comment se produit cette transmission invisible ? Le silence familial, les non-dits et les secrets sont-ils les vecteurs principaux de cette souffrance ?
Fantômes du passé : quand le traumatisme traverse les générations
Les travaux de Nicolas Abraham et Maria Torok ont mis en lumière un phénomène fascinant : les traumatismes non verbalisés s’enfouissent dans une "crypte psychique", et leurs effets réapparaissent sous forme de "fantômes" dans les générations suivantes. Ces blessures invisibles influencent la construction identitaire, les émotions et même les comportements des descendants.
La transmission inconsciente des traumatismes
Le concept de la crypte et du fantôme
Selon Nicolas Abraham et Maria Torok, lorsqu’un traumatisme est trop douloureux pour être exprimé, il est refoulé et enfermé dans une crypte psychique. Ce silence crée un fantôme, une présence invisible qui hante les générations suivantes.

Ce phénomène se manifeste par :
- Des émotions inexpliquées : anxiété, tristesse ou colère sans cause apparente.
- Des comportements répétitifs : répétition inconsciente des schémas familiaux traumatiques.
- Un sentiment d’étrangeté : l’impression de porter un poids qui ne nous appartient pas.
Les secrets familiaux et leur impact
Les non-dits jouent un rôle central dans la transmission des traumatismes. Lorsqu’un événement douloureux est passé sous silence—guerre, exil, abus—il ne disparaît pas pour autant. Il se cristallise dans l’inconscient familial et se transmet sous forme de symptômes. Exemple clinique : un enfant souffrant d’angoisses nocturnes sans raison apparente découvre, à l’âge adulte, que son grand-père a vécu des nuits de terreur pendant la guerre.
La mémoire transgénérationnelle
Les récits familiaux façonnent l’identité des descendants. Lorsqu’un traumatisme est intégré dans une narration cohérente, il peut être symbolisé et ne se transmet pas sous forme de souffrance brute. En revanche, lorsqu’il est nié ou occulté, il devient un fardeau inconscient.
Les manifestations du traumatisme intergénérationnel
Troubles psychologiques et émotionnels
Les descendants de personnes ayant vécu des traumatismes peuvent développer :
- Troubles anxieux et dépressifs sans cause évidente.
- Hypervigilance : surveillance constante de l’environnement, sentiment de danger.
- Difficultés relationnelles : méfiance excessive ou dépendance affective.
- Trouble explosif intermittent : crises de colère soudaines et incontrôlées.
- Isolement social : retrait extrême et évitement des interactions.
- Comportements auto-agressifs : auto-mutilation, comportements à risque.
- Addictions : jeux, nourriture, alcool, drogue, sexe.
- Troubles de l’attachement : difficulté à créer des liens sécurisants.
Symptômes corporels et somatisation
Le traumatisme peut aussi s’exprimer par le corps :
- Douleurs chroniques inexpliquées.
- Troubles du sommeil, insomnies, cauchemars, terreurs nocturnes.
- Fatigue persistante et épuisement.
- Tension psychique permanente.
- Baisse d’énergie inexpliquée, même après du repos.
- Des périodes de manque de motivation.
- Ralentissement physique et mental.
Répétitions des schémas traumatiques
Sans prise de conscience, les traumatismes peuvent se répéter d’une génération à l’autre : lorsqu’un traumatisme n’est pas verbalisé ni conscientisé, il peut s’ancrer profondément dans la dynamique familiale et être répété d’une génération à l’autre. Sans prise de conscience, les descendants peuvent revivre inconsciemment les souffrances de leurs prédécesseurs, adoptant des comportements et des schémas relationnels qui perpétuent le trauma.
- Humiliation et dévalorisation : les discours rabaissants transmis par les générations précédentes deviennent une manière inconsciente de discipliner l’enfant.
- Attentes excessives et autorité rigide : en réaction à un environnement violent, certains parents imposent à leur tour une éducation stricte pour reproduire le modèle reçu ou, paradoxalement, le compenser par une absence totale de limites.
Répétitions des schémas d’abandon ou de rejet
L’abandon ou le rejet vécu par un parent peut se transmettre inconsciemment à l’enfant sous différentes formes :
- Peu d’expression affective : un parent ayant vécu une enfance sans amour explicite peut reproduire cette distance émotionnelle sans s’en rendre compte.
- Instabilité dans les relations : un enfant ayant vécu une séparation brutale peut, adulte, entretenir des relations amoureuses marquées par l’évitement ou la peur de l’engagement.
- Inconsistance dans la parentalité : oscillation entre surprotection et détachement, reflétant des blessures non résolues.
Difficultés à exprimer ses émotions
Un environnement familial où les émotions sont étouffées ou minimisées peut empêcher les descendants d’apprendre à verbaliser leurs ressentis. Les conséquences les plus fréquentes :
- Répression émotionnelle : éviter tout sujet sensible par peur du conflit ou du rejet.
- Anxiété et somatisation : douleurs corporelles liées à l’impossibilité de verbaliser une souffrance psychique.
- Explosion émotionnelle : refoulement excessif menant à des crises de colère ou des épisodes de détresse incontrôlables.
Le travail thérapeutique : libérer les blessures enfouies
Les traumatismes intergénérationnels ne disparaissent pas avec le temps ; ils s’ancrent dans les dynamiques familiales et se transmettent sous forme de souffrances silencieuses. Nicolas Abraham et Maria Torok ont mis en lumière un phénomène fondamental : lorsque les traumatismes ne sont pas exprimés, ils s’enfouissent dans une "crypte psychique", créant des "fantômes" qui hantent les générations suivantes.
La thérapie joue un rôle essentiel dans la libération de ces blessures. Mettre en mots le traumatisme permet de :
- Identifier les fantômes familiaux : comprendre les transmissions inconscientes et les schémas répétitifs.
- Donner du sens aux émotions inexpliquées : relier les souffrances actuelles à l’histoire familiale.
- Transformer le traumatisme en histoire racontable : reformuler le passé pour qu’il ne soit plus une souffrance silencieuse mais une mémoire intégrée.
La thérapie familiale psychanalytique
Cette approche explore les transmissions inconscientes et les non-dits familiaux. Elle permet de :
- Décrypter les schémas répétitifs et les traumatismes hérités.
- Mettre en lumière les dynamiques relationnelles influencées par le passé.
- Favoriser une reconstruction psychique collective, où chaque membre peut s’approprier son histoire sans en être prisonnier.
L’EMDR : Eye Movement Desensitization and Reprocessing
C’est une méthode efficace pour retraiter les souvenirs traumatiques, même ceux hérités des générations précédentes. Elle aide à :
- Désensibiliser les émotions liées aux traumatismes familiaux.
- Réduire l’impact des souvenirs douloureux sur le présent.
La psycho-généalogie
Elle explore l’histoire familiale pour identifier les blocages transgénérationnels et les schémas inconscients qui influencent la vie des descendants. Cette démarche permet aux individus de :
- se libérer des blocages émotionnels liés à l’histoire familiale.
- reprendre le contrôle de leur trajectoire personnelle, en différenciant ce qui leur appartient réellement de ce qu'ils portent malgré eux.

L’Art-thérapie et l’écriture
L’expression créative est un puissant levier de guérison. L’art-thérapie et l’écriture thérapeutique permettent de :
- Extérioriser les émotions refoulées sans passer par la verbalisation directe.
- Donner une forme symbolique aux souffrances héritées.
- Favoriser une reconstruction identitaire à travers la création.
La transmission saine des récits familiaux
Reconstruire une narration cohérente du passé familial est essentiel pour éviter que les traumatismes ne se répètent.
Parler des événements douloureux sans tabou permet aux générations suivantes de :
- S’approprier leur histoire sans en être prisonnières.
- Briser le cycle du silence et éviter la répétition des souffrances.
- Transformer le passé en mémoire intégrée, plutôt qu’en fardeau inconscient.
Tant qu’un traumatisme reste dans l’ombre, il continue à se transmettre, non sous forme de souvenirs, mais sous forme d’émotions inexpliquées, de comportements répétitifs et de souffrances silencieuses. La thérapie et la verbalisation sont incontestablement des outils puissants pour réparer les blessures transgénérationnelles et permettre aux individus de se libérer du poids du passé.
En guise de conclusion
Les traumatismes intergénérationnels ne sont pas une fatalité. Ils ne sont pas une condamnation à perpétuité, mais plutôt une histoire non dite qui cherche à être entendue.
La parole libère, la conscience transforme : en mettant des mots sur ces blessures enfouies, en leur donnant un espace d’expression, nous leur ôtons leur pouvoir destructeur. La verbalisation, l’écoute et la thérapie sont des outils précieux pour briser le cycle de la transmission inconsciente et permettre aux générations suivantes d’écrire leur propre histoire, affranchies du poids du passé.
Parce qu’au-delà des blessures, il y a aussi l’espoir d’une transmission réparée, celle qui permet non pas de répéter le passé, mais de l’honorer, de le transformer en une mémoire apaisée, en un héritage qui nourrit plutôt qu’il n’entrave.